Étude du texte de Spinoza, Lettre 58

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Publié le 3 octobre 2009, mise à jour le 31 janvier 2010
par vventresque
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Plan du texte

  1. Définitions liberté-contrainte J’appelle libre, quant à moi, une chose qui est et agit par la seule nécessité de sa nature ; contrainte, celle qui est déterminée par une autre à exister et à agir d’une certaine façon déterminée.
    1. Le cas de Dieu, cause absolument libre Dieu, par exemple, existe librement bien que nécessairement parce qu’il existe par la seule nécessité de sa nature. De même aussi Dieu se connaît lui-même librement parce qu’il existe par la seule nécessité de sa nature. De même aussi Dieu se connaît lui-même et connaît toutes choses librement, parce qu’il suit de la seule nécessité de sa nature que Dieu connaisse toutes choses. Vous le voyez bien, je ne fais pas consister la liberté dans un libre décret mais dans une libre nécessité.
    2. La pseudo-liberté des êtres finis (analogie) Mais descendons aux choses créées qui sont toutes déterminées par des causes extérieures à exister et à agir d’une certaine façon déterminée.
      1. l’inertie de la pierre Pour rendre cela clair et intelligible, concevons une chose très simple : une pierre par exemple reçoit d’une cause extérieure qui la pousse, une certaine quantité de mouvement et, l’impulsion de la cause extérieure venant à cesser, elle continuera à se mouvoir nécessairement. Cette persistance de la pierre dans le mouvement est une contrainte, non parce qu’elle est nécessaire, mais parce qu’elle doit être définie par l’impulsion d’une cause extérieure.
      2. généralisation Et ce qui est vrai de la pierre il faut l’entendre de toute chose singulière, quelle que soit la complexité qu’il vous plaise de lui attribuer, si nombreuses que puissent être ses aptitudes, parce que toute chose singulière est nécessairement déterminée par une cause extérieure à exister et à agir d’une certaine manière déterminée.
  2. l’illusion du libre-arbitre Concevez maintenant, si vous voulez bien, que la pierre, tandis qu’elle continue de se mouvoir, pense et sache qu’elle fait effort, autant qu’elle peut, pour se mouvoir. Cette pierre assurément, puisqu’elle a conscience de son effort seulement et qu’elle n’est en aucune façon indifférente, croira qu’elle est très libre et qu’elle ne persévère dans son mouvement que parce qu’elle le veut. Telle est cette liberté humaine que tous se vantent de posséder et qui consiste en cela seul que les hommes ont conscience de leur appétits et ignorent les causes qui les déterminent.
    1. exemples Un enfant croit librement appéter le lait, un jeune garçon irrité vouloir se venger et, s’il est poltron, vouloir fuir. Un ivrogne croit dire par un libre décret de son âme ce qu’ensuite, revenu à la sobriété, il aurait voulu taire. De même un délirant, un bavard, et bien d’autres de même farine, croient agir par un libre décret de l’âme et non se laisser contraindre.
    2. surdité aux leçons de l’éxpérience ? (cause de l’illusion ?) Ce préjugé étant naturel, congénital parmi tous les hommes, ils ne s’en libèrent pas aisément. Bien qu’en effet l’expérience enseigne plus que suffisamment que,
      1. s’il est une chose dont les hommes soient peu capables, c’est de régler leurs appétits et, bien qu’ils constatent que
      2. partagés entre deux affections contraires, souvent ils voient le meilleur et font le pire,
      3. ils croient cependant qu’ils sont libres, et cela parce qu’il y a certaines choses n’excitant en eux qu’un appétit léger, aisément maîtrisé par le souvenir fréquemment rappelé de quelque autre chose.

Baruch Spinoza (1632-1677), Lettre à Schuller.

Introduction

- Problème :

Le sentiment d’être libre est très agréable, mais peut-on s’y fier ? par exemple, si nous avons vraiment une volonté libre de choisir le meilleur, pourquoi faisons-nous le pire ? L’enjeu est tout simplement notre dignité : ce texte semble dire que nous ne valons pas mieux que les animaux dirigés par leurs instincts.

- Thèse :

Le texte de Spinoza est construit sur une distinction conceptuelle : la liberté n’est pas la possibilité de choisir mais l’affirmation de soi (la connaissance de notre désir, de nos limites ; leur acceptation.) Ce texte propose de nous débarrasser des illusions douloureuses qui nous conduisent à rêver d’une autre vie, pour être heureux ici et maintenant.

- Deux idées difficiles à comprendre et à accepter :

    • Il ne suffit pas de réaliser un désir pour être libre ; trop souvent nous ne sommes pas maîtres de nos actes car nos préférences sont dirigées de l’extérieur. => « l’illusion de la contingence » (les choses pourraient se passer autrement si je le voulais).
    • En réalité nous n’avons pas d’autre choix que d’agir comme nous le faisons. La liberté ne consiste pas à arbitrer entre des possibilités qui nous seraient également ouvertes, mais à comprendre le jeu des forces en présence pour y investir correctement nos forces : agir en connaissance de cause. => « la connaissance de la nécessité » (il est impossible que cela soit autrement)

Développement

- l’illusion du choix ou de la contingence (servitude)

Il ne suffit pas de choisir selon son désir pour être libre : le libre-arbitre (« libre décret ») est une illusion de liberté, si nos choix reposent sur des motivations dont nous ignorons les causes (conscience d’une affection, d’un appétit, ignorance de ses causes).

    • La question de l’origine de nos préférences.

Qu’est-ce qui nous pousse à choisir ? Un goût, une préférence, un désir. Mais notre goût dépend-t-il vraiment de nous ? Si nous agissons sous l’emprise d’une passion, nous sommes passifs ou réactifs devant une force qui s’impose à nous. Si nos goûts, qui nous font préférer telle chose à une autre, sont formés de l’extérieur (ex. de la publicité, le goût pour telle marque // ou ex. du traumatisme, le dégoût et la phobie). Au fond rien ne nous distingue d’une machine commandée de l’extérieur si nous sommes influencés dans les motivations de nos choix. Pas de différence alors entre la pierre et nous ; nous sommes alors des somnambules, nous ne valons pas mieux que l’« ivrogne » ou le « jeune garçon irrité ».

    • L’exemple de la vengeance : le désir-passion.

Celui qui se venge, plutôt que de prendre la fuite, brave un danger et peut paraître plus fort, moins dominé par ses émotions. N’obéit-il pas pourtant lui-même à la colère ? Et, si la vengeance lui procure un soulagement, c’est une joie amère. A-t-il vraiment décidé de se mettre en colère (triste état) ? La passion fait perdre la mesure, nous tombons facilement dans l’excès ; si ce jeune garçon irrité (mais cela vaut pour nous tous) court un risque, le fait-il réellement en connaissance de cause

    • Regrets et scénarios catastrophistes.

Nous voyons des possibilités, nous imaginons plusieurs avenirs, plusieurs suites au récit que nous construisons de notre vie. Nous imaginons souvent que nous aurions pu faire autrement : "j’aurais dû faire autrement". Incapable de connaître les motivations décisives qui nous ont emporté du mauvais côté, nous nous accablons aussi de cette ignorance. L’incapacité d’accepter l’échec se double d’une incapacité à accepter ou dépasser l’ignorance qui nous y a conduit (’qui se repent est deux fois impuissant’).

- La connaissance de la nécessité (liberté)

    • La détermination.

La liberté consiste dans la puissance d’agir selon les exigences propres de notre nature (cf. Le cas de Dieu, la Nature). Ne pas être déterminé de l’extérieur (passivité, passion) mais "avoir de la détermination" (motivation, création). Accepter, comprendre la nécessité c’est a) se libérer des regrets et des hésitations ; b) se donner la possibilité d’agir « en connaissance de cause », mieux se connaître c) avoir un rapport actif à nos affects, transformer la passion en motivation créatrice ; avoir de la détermination (« savoir ce qu’on veut »).

    • Déterminisme n’est pas fatalisme.

Tout est nécessaire, mais tout reste à faire... (déterminisme n’est pas résignation fataliste). La liberté ne consiste pas à échapper à la nécessité, mais à la comprendre de manière à réaliser notre désir. (cf Bacon « On ne commande à la nature qu’en lui obéissant » voir texte de Sartre p. ; cf texte de Engels p.) Nous n’avons pas choisi notre vie mais il nous faut bien la découvrir, l’inventer : "qui vivra verra". Nous ne désirons plus alors "être quelqu’un d’autre" ou "devenir quelqu’un".

    • Le choix : délibération volontaire ou indécision ?

Le choix, l’idée que nous tranchons pour une possibilité parmi d’autres, est une idée à laquelle nous tenons ; mais le choix est-il une prudence de l’esprit ou une incapacité à connaître ce qui doit être fait, une ignorance des vraies causes et des conséquences (flottement, incertitude, hésitation, appréhension) ? Peut-être même la plus grande liberté est-elle de savoir (déjà) ce qui doit être fait. Le fait de délibérer, de comparer des possibilités, indique que nous hésitons. Nous sommes « partagés » entre des tendances, des tentations (« affections ») contraires : au fond, c’est toujours un désir qui l’emporte sur un autre, c’est l’appétit le plus fort qui détermine le choix. la volonté n’est pas une force extérieure qui viendrait miraculeusement orienter le cours des choses, indépendamment du contexte de la décision. Les "décisions", les orientations que nous prenons sont d’autant meilleures qu’elles sont fondées sur la connaissance des causes, des motivations réelles. L’impression qu’il aurait pu se passer autre chose si nous avions décidé d’un autre scénario, résulte du fait que nous écartons une envie au moyen d’une autre : ma peur d’être sanctionné prend le pas sur l’envie d’échapper à la règle... Nous ne savons pas par avance, dans les moments de flottement, quelle affection est plus forte que telle autre.

    • la stratégie (utilité du possible).

Savoir qu’il y a 8 mn lumière (?) de la terre au soleil, ne nous empêche pas de le voir petit et proche... De même, malgré la connaissance de la nécessité, nous continuons à voir des possibilités également réalisables, indifférentes. Notre imagination et notre intelligence ne cessent de faire des projections. Notre marge de manœuvre, notre degré de liberté, dépendent de notre mémoire et de notre imagination ; nous combinons des représentations pour inventer des scénarios/projets. Le possible, c’est ce qui peut se passer, l’événement que l’on se représente avant de savoir si les circonstances vont permettre sa réalisation. Nous savons que le risque est toujours présent, et si nous ne savons pas de quoi est fait l’avenir, nous nous y dirigeons quand même. Nous n’avons pas la possibilité de vérifier toutes nos hypothèses ; nous devons donc aussi savoir utiliser des approximations suffisantes, des probabilités. Chacun de nos actes a des conséquences irréversibles. C’est bien nous (notre imagination) qui fabriquons l’avenir : si nous n’anticipons pas une chose, nous ne pouvons pas non plus la réaliser librement.

Conclusion

Nos orientations sont déterminées en fonction de notre compréhension de l’enchaînement des causes ; une meilleure compréhension nous donne une détermination plus grande, une détermination qui est vraiment la nôtre ; malgré l’incertitude irréductible, nous pouvons avoir confiance si nous savons que nous avons tout essayé (épuiser les possibilités, les « ressources »). Personne ne sait par avance de quoi il est réellement capable. Expérimenter, apprendre, c’est éprouver les limites de nos capacités pour en prendre une idée adéquate. Lémotion qui nous anime cesse alors d’être un effet de forces qui ne sont pas les nôtres : la passion devient motivation créatrice.


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